LE PIGEON VOYAGEUR.
Le pigeon voyageur ou, connue on l’appelle habituellement en
Amérique, le pigeon sauvage, vole avec une extrême rapidité, en
donnant de vifs et fréquents coups de ses ailes qu’il porte plus ou
moins près du corps, suivant le degré de vitesse qu’il veut
acquérir. De même que le pigeon domestique, on le voit souvent, dans
la saison des amours, décrire en l’air de larges cercles, les ailes
relevées en angle ; et pendant ces évolutions qu’il continue jusqu’à
ce qu’il soit prêt à se poser, les tuyaux des rémiges primaires,
frottant par le bout les uns contre les autres, produisent un bruit
strident qu’on peut entendre à cinquante ou soixante pas. Comme le
perroquet de la Caroline et quelques autres oiseaux, il a soin,
avant de se poser, de briser la force de son vol par des battements
répétés, craignant sans doute de se blesser s’il abordait trop
brusquement la branche ou le point du sol sur lesquels il a résolu
de descendre.
J’ai commencé la description de cet oiseau par les détails qui
précèdent sur son vol, parce que les faits les plus importants de
son histoire se rapportent précisément à ses migrations. — Ces
migrations sont dues uniquement à la nécessité où il se trouve de se
procurer de la nourriture ; et jamais il ne les accomplit en vue
de se soustraire aux rigueurs des latitudes septentrionales, ou de
chercher au midi un climat plus chaud pour y nicher. En conséquence
elles ne se produisent point à une certaine période ou à une époque
fixe de l’année ; au contraire, il arrive quelquefois qu’une
abondance continuelle de nourriture retienne pendant très longtemps
ces oiseaux dans un même canton, sans qu’ils songent à en visiter
d’autres. Du moins, je sais très positivement qu’ils restèrent ainsi
dans le Kentucky, et qu’on n’en voyait nulle part ailleurs ; puis,
une année que les provisions manquaient, ils disparurent tout à
coup. Des faits analogues ont été observés dans d’autres États.
La grande force de leurs ailes leur permet de parcourir et
d’explorer, en volant, une immense étendue de pays dans un très
court espace de temps. Cela est prouvé par des faits bien connus en
Amérique. Ainsi des pigeons ont été tués dans les environs de
New-York, ayant le jabot encore plein de riz qu’ils ne pouvaient
avoir pris, au plus près, que dans les champs de la Géorgie et de la
Caroline. Or, comme leur digestion se fait assez rapidement pour
décomposer entièrement les aliments dans l’espace de douze heures,
il s’ensuit qu’ils devaient, en six heures, avoir parcouru de trois
à quatre cents milles ; ce qui montre que leur vol est d’environ un
mille à la minute. À ce compte, l’un de ces oiseaux, s’il lui en
prenait fantaisie, pourrait visiter le continent européen en moins
de trois jours.
Cette grande puissance de vol est secondée par une puissance de vue
non moins remarquable ; de sorte que, tout en voyageant du train que
nous venons d’indiquer, ils sont capables d’inspecter le pays qui
s’étend au-dessous d’eux, de découvrir aisément s’il s’y trouve de
la nourriture, et d’atteindre ainsi le but pour lequel ils ont
entrepris leur voyage. C’est ce dont j’ai pu m’assurer également :
ainsi, quand ils passaient au-dessus de terrains stériles ou peu
fournis des aliments qui leur conviennent, ils se maintenaient haut
en l’air volant sur un front étendu, de manière à pouvoir explorer
des centaines d’acres a la fois ; au contraire, dès
qu’apparaissaient de riches moissons ou des arbres chargés d’une
provision de graines et de fruits, ils commençaient à voler bas,
pour découvrir sur quelle partie de la contrée les attendait le plus
ample butin.
Leur corps est d’une forme ovale allongée, terminé en guise de
gouvernail par une queue longue aussi, abondamment garnie de plumes,
et porté en avant par des ailes bien attachées, et dont les muscles
sont très gros et très forts, eu égard à la taille de l’oiseau.
Qu’un de ces pigeons soit aperçu glissant à travers les bois et non
loin du regard de l’observateur, il passe rapide comme la pensée, et
lorsqu’on veut le revoir encore, les yeux cherchent en vain ; il n’y
est déjà plus !
La multitude de ces pigeons dans nos forêts est véritablement
étonnante ; à ce point que moi-même, qui ai pu les observer si
souvent et en tant de circonstances, j’hésite encore et me demande
si ce que je vais raconter est bien un fait ; et pourtant je l’ai
vu, je l’ai bien vu, et cela dans la compagnie de personnes qui,
comme moi, en restèrent frappées de stupeur.
Pendant l’automne de 1813, je partis de Henderson où j’habitais, sur
les bords de l’Ohio, me dirigeant vers Louisville. En traversant les
landes qu’on trouve à quelques milles au delà de Hardensbourg, je
remarquai des pigeons qui volaient du nord-est vers le sud-ouest en
si grand nombre, que je n’avais jamais rien vu de pareil. Voulant
compter les troupes qui pourraient passer à portée de mes regards
dans l’espace d’une heure, je descendis de cheval, m’assis sur une
éminence, et commençai à faire avec mon crayon un point à chaque
troupe que j’apercevais. Mais bientôt je reconnus qu’une pareille
entreprise était impraticable, car les oiseaux se pressaient en
innombrables multitudes. Je me levai, comptai les points qui étaient
sur mon album ; il y en avait 163 de marqués en vingt et une
minutes ! Je continuai ma route, et plus j’avançais, plus je
rencontrais de pigeons. L’air en était littéralement rempli ; la
lumière du jour, en plein midi, s’en trouvait obscurcie comme par
une éclipse ; la fiente tombait semblable aux flocons d’une neige
fondante, et le bourdonnement continu des ailes m’étourdissait et me
donnait envie de dormir.
Je m’arrêtai, pour dîner, à l’hôtel de Young, au confluent de la
rivière Salée avec l’Ohio ; et de là, je pus voir à loisir
d’immenses légions passant toujours sur un front qui s’étendait bien
au delà de l’Ohio, dans l’ouest ; et des forêts de hêtres qu’on
découvre directement à l’est, Pas un seul oiseau ne se posa, car on
ne voyait ni un gland ni une noix dans le voisinage. Aussi
volaient-ils si haut, qu’on essayait vainement de les atteindre,
même avec la plus forte carabine ; et les coups qu’on tirait après
eux ne les effrayaient pas le moins du monde. Je renonce à vous
décrire l’admirable spectacle qu’offraient leurs évolutions
aériennes lorsque, par hasard, un faucon venait à fondre sur
l’arrière-garde de l’une de leurs troupes : tous à la fois, comme un
torrent et avec un bruit de tonnerre, ils se précipitaient en masses
compactes, se pressant l’un sur l’autre vers le centre ; et ces
masses solides dardaient en avant en lignes brisées ou gracieusement
onduleuses, descendaient et rasaient la terre avec une inconcevable
rapidité, montaient perpendiculairement de manière à former une
immense colonne ; puis, à perte de vue, tournoyaient, en tordant
leurs lignes sans fin qui représentaient la marche sinueuse d’un
gigantesque serpent.
Avant le coucher du soleil, j’atteignis Louisville, éloignée de
Harsdenbourg de cinquante-cinq milles ; les pigeons passaient
toujours en même nombre, et continuèrent ainsi pendant trois jours
sans cesser. Tout le monde avait pris les armes ; les bords de
l’Ohio étaient couverts d’hommes et de jeunes garçons fusillant sans
relâche les pauvres voyageurs qui volaient plus bas en passant la
rivière. Des multitudes furent détruites ; pendant une semaine et
plus, toute la population ne se nourrit que de pigeons, et pendant
ce temps l’atmosphère resta profondément imprégnée de l’odeur
particulière à cette espèce.
Il est extrêmement intéressant de voir chaque troupe répéter, de
point en point, les mêmes évolutions qu’une première troupe a déjà
tracées dans les airs. Ainsi, qu’un faucon vienne à donner quelque
part sur l’une d’elles ; les angles, les courbes et les ondulations
que décriront ces oiseaux dans leurs efforts pour échapper aux
serres redoutables du ravisseur, seront reproduits sans dévier par
ceux de la troupe suivante. Et si, témoin d’une de ces grandes
scènes de tumulte et de trouble, frappé de la rapidité et de
l’élégance de leurs mouvements, un amateur est curieux de les voir
se reproduire encore, ses désirs seront bientôt satisfaits : qu’il
reste seulement en place jusqu’à ce qu’une autre troupe arrive.
Il ne sera peut-être pas hors de propos de donner ici un aperçu du
nombre de pigeons contenus dans l’une de ces puissantes
agglomérations, et de la quantité de nourriture journellement
consommée par les oiseaux qui la composent. Cette recherche nous
prouvera une fois de plus avec quelle étonnante bonté le grand
Auteur de la nature a su pourvoir au besoin de chacun des êtres
qu’il a créés. — Prenons une colonne d’un mille de large, ce qui est
bien au-dessous de la réalité, et concevons-la passant au-dessus de
nous, sans interruption, pendant trois heures, à raison également
d’un mille par minute ; nous aurons ainsi un parallélogramme de cent
quatre-vingts milles de long sur un de large. Supposons deux pigeons
par mètre carré, le tout donnera un billion cent quinze millions
cent cinquante-six mille pigeons par chaque troupe ; et comme chaque
pigeon consomme journellement une bonne demi-pinte de nourriture, la
quantité nécessaire pour subvenir à cette immense multitude devra
être de huit millions sept cent douze mille boisseaux par jour.
Aussitôt que s’annonce quelque part une abondance convenable, les
pigeons se préparent à descendre, et volent d’abord en larges
cercles, en passant en revue la contrée au-dessous d’eux. C’est
pendant ces évolutions que leurs masses profondes offrent des
aspects d’une admirable beauté et déploient, selon qu’ils changent
de direction, tantôt un tapis du plus riche azur, tantôt une couche
brillante d’un pourpre foncé. Alors, ils passent plus bas par-dessus
les bois, et par instants se perdent parmi le feuillage, pour
reparaître le moment d’après et se renlever au-dessus de la cime des
arbres. Enfin les voilà posés ; mais aussitôt, comme saisis d’une
terreur panique, ils reprennent leur vol, avec un battement d’ailes
semblable au roulement lointain du tonnerre ; et ils parcourent en
tous sens la forêt, comme pour s’assurer qu’il n’y a nulle part de
danger. La faim cependant les ramène bientôt sur la terre, où on les
voit retournant très adroitement les feuilles sèches qui cachent les
graines et les fruits tombés des arbres. Sans cesse, les derniers
rangs s’enlèvent et passent par-dessus le gros du corps, pour aller
se reposer en avant ; et ainsi de suite, d’un mouvement si rapide et
si continu, que toute la troupe semble être en même temps sur ses
ailes. La quantité de terrain qu’ils balayent est immense, et la
place rendue si nette, que le glaneur qui voudrait venir après eux
perdrait complètement sa peine. Ils mangent quelquefois avec une
telle avidité, qu’en s’efforçant d’avaler un gros gland ou
une noisette, ils restent là longtemps, en tirant le cou et
haletant, comme sur le point d’étouffer.
C’est lorsqu’ils remplissent ainsi les bois qu’on en tue des
quantités prodigieuses, et sans que le nombre paraisse en diminuer.
Vers le milieu du jour, quand leur repas est fini, ils s’établissent
sur les arbres pour reposer et digérer. Par terre, ils marchent
aisément, aussi bien que sur les branches, et se plaisent à étaler
leur belle queue, en imprimant à leur cou un mouvement en arrière et
en avant des plus gracieux. Quand le soleil commence à disparaître,
ils regagnent en masse leur perchoir quelquefois à des centaines de
milles, ainsi que me l’ont affirmé plusieurs personnes qui avaient
exactement noté le moment de leur arrivée et de leur départ.
Et nous aussi, cher lecteur, suivons-les jusqu’aux lieux qu’ils ont
choisis pour leur nocturne rendez-vous. J’en sais un, notamment,
digne de tout votre intérêt : c’est sur les bords de la rivière
Verte et, comme toujours, dans cette partie de la forêt où il y a le
moins de taillis et les plus hautes futaies. Je l’ai parcouru sur un
espace d’environ cinquante milles, et j’ai trouvé qu’il n’avait pas
moins de trois milles de large. La première fois que je le visitai,
les pigeons y avaient fait élection de domicile depuis une
quinzaine, et il pouvait être deux heures avant soleil couchant
lorsque j’y arrivai. On n’en apercevait encore que très peu ; mais
déjà un grand nombre de personnes, avec chevaux, charrettes, fusils
et munitions, s’étaient installées sur la lisière de la forêt. Deux
fermiers du voisinage de Russelsville distante de plus de cent
milles, avaient amené près de trois cents porcs, pour les engraisser
de la chair des pigeons qui allaient être massacrés ; çà et là on
s’occupait à plumer et saler ceux qu’on avait précédemment tués et
qui étaient véritablement par monceaux. La fiente, sur plusieurs
pouces de profondeur, couvrait la terre. Je remarquai quantité
d’arbres de deux pieds de diamètre, rompus assez près du sol ; et
les branches des plus grands et des plus gros avaient été brisées
comme si l’ouragan eût dévasté la forêt. En un mot, tout me prouvait
que le nombre des oiseaux qui fréquentaient cette partie des bois
devait être immense, au delà de toute conception. À mesure
qu’approchait le moment où les pigeons devaient arriver, leurs
ennemis, sur le qui-vive, se préparaient à les recevoir. Les uns
s’étaient munis de marmites de fer remplies de soufre ; d’autres, de
torches et de pommes de pin ; plusieurs, de gaules, et le reste, de
fusils. Cependant le soleil était descendu sous l’horizon, et rien
encore ne paraissait ! Chacun se tenait prêt, et le regard dirigé
vers le clair firmament qu’on apercevait par échappées à travers le
feuillage des grands arbres… Soudain un cri général a retenti :
« Les voici ! » Le bruit qu’ils faisaient, bien qu’éloigné, me
rappelait celui d’une forte brise de mer parmi les cordages d’un
vaisseau dont les voiles sont ferlées. Quand ils passèrent au-dessus
de ma tête, je sentis un courant d’air qui m’étonna. Déjà des
milliers étaient abattus par les hommes armés de perches ; mais il
continuait d’en arriver sans relâche. On alluma les feux et alors ce
fut un spectacle fantastique, merveilleux et plein d'une magnifique
épouvante. Les oiseaux se précipitaient par masses et se posaient où
ils pouvaient, les uns sur les autres, en tas gros comme des
barriques ; puis les branches, cédant sous le poids, craquaient et
tombaient, entraînant par terre et écrasant les troupes serrées qui
surchargeaient chaque partie des arbres. C’était une lamentable
scène de tumulte et de confusion. En vain, aurais-je essayé de
parler, ou même d’appeler les personnes les plus rapprochées de moi.
C’est à grand’peine si l’on entendait les coups de fusil ; et je ne
m’apercevais qu’on eût tiré, qu’en voyant recharger les armes.
Personne n’osait s’aventurer au milieu du champ de carnage. On avait
renfermé les porcs, et l’on remettait au lendemain, pour ramasser
morts et blessés ; mais les pigeons venaient toujours, et il était
plus de minuit, que je ne remarquais encore aucune diminution dans
le nombre des arrivants. Le vacarme continua toute la nuit. J’étais
curieux de savoir à quelle distance il parvenait, et j’envoyai un
homme habitué à parcourir les forêts. Au bout de deux heures il
revint et me dit qu’il l’avait distinctement entendu à trois milles
de là. Enfin, aux approches du jour, le bruit s’apaisa un peu ; et
longtemps avant qu’on ne pût distinguer les objets, les pigeons
commencèrent à se remettre en mouvement dans une direction tout
opposée à celle par où ils étaient venus le soir. Au lever du
soleil, tous ceux qui étaient capables de s’envoler avaient disparu.
C’était maintenant le tour des loups, dont les hurlements frappaient
nos oreilles : renards, lynx, couguars, ours, ratons, opossums et
fouines bondissant, courant, rampant, se pressaient à la curée,
tandis que dus aigles et des faucons de différentes espèces se
précipitaient du haut des airs pour les supplanter, ou du moins
prendre leur part d’un aussi riche butin.
Alors, eux aussi, les auteurs de cette sanglante boucherie,
commencèrent à faire leur entrée au milieu des morts, des mourants
et des blessés. Les pigeons furent entassés par monceaux ; chacun en
prit ce qu’il voulut ; puis on lâcha les cochons pour se rassasier
du reste.
Si l’on ne connaissait pas ces oiseaux, on serait naturellement
porté à conclure que d’aussi terribles massacres devraient bientôt
avoir mis fin à l’espèce ; mais j’ai pu m’assurer, par une longue
observation, qu’il n’y a que le défrichement graduel de nos forêts
qui puisse réellement les menacer, attendu que, dans la même année,
ils quadruplent fréquemment leur nombre, ou tout au moins ne
manquent jamais de le doubler. En 1805 j’ai vu des schooners, ayant
une cargaison complète de pigeons pris au haut de la rivière Hudson,
venir les décharger aux quais de New-York, où ils se vendaient un cent la
pièce[1].
En Pensylvanie, j’ai connu un individu qui en prit près de cinq
cents douzaines dans une tirasse, et en un seul jour ; il en
balayait quelquefois vingt douzaines et plus d’un même coup de
filet. Au mois de mars 1830, ils étaient si abondants sur les
marchés de New-York, qu’on en rencontrait par tas dans toutes les
directions. Aux salines des États-Unis, j’ai vu des nègres fatigués
d’en tuer pendant des
semaines, lorsqu’ils descendaient pour boire l’eau sortant des
tuyaux d’exhaure. Encore en 1826, dans la
Louisiane, je les ai trouvés rassemblés par troupes aussi nombreuses
que jamais.
La manière dont nichent ces pigeons, et les lieux qu’ils choisissent
à cet effet, sont aussi des points d’un grand intérêt. L’endroit le
plus convenable est celui où ils trouvent le plus facilement de la
nourriture à leur portée, pourvu qu’il ne soit pas trop éloigné de
l’eau. Ils préfèrent les plus hautes futaies, au milieu des forêts,
et s’y rendent en légions innombrables, se préparant à accomplir
l’une des plus grandes lois de la nature. À ce moment qui, moins que
dans les autres espèces, dépend de l’influence de la saison, le
roucoulement du mâle devient un doux coo coo coo coo,
beaucoup plus bref que celui du pigeon domestique. Les notes
communes ressemblent aux monosyllabes kee kee kee kee, la
première étant la plus forte, et les suivantes allant peu à peu en
baissant. Le mâle prend aussi un air fier et pompeux ; il poursuit
la femelle soit par terre, soit sur la branche, 1a queue étalée et
laissant pendre ses ailes, qu’il frotte contre le sol ou la partie
de l’arbre sur lesquels il se pavane. Le corps est élevé, la gorge
se gonfle, les yeux étincellent ; il continue son roucoulement et
s’envole de tandis à autre à une courte distance, pour se rapprocher
bientôt de sa timide compagne qui semble fuir. De même que les
pigeons domestiques, ils se caressent en se becquetant mutuellement,
les mandibules de l’un introduites transversalement entre celles de
l’autre, et, par des efforts répétés, ils se dégorgent tour à tour
le contenu de leur jabot. Mais ces préliminaires sont assez
promptement terminés, et les pigeons commencent leur nid, au milieu
d’une paix et d’une harmonie générales. Il est formé de quelques
brindilles sèches entrecroisées, et supporté par des branches
fourchues. Sur le même arbre, on trouve fréquemment de cinquante à
soixante de ces nids : je dirais plus, cher lecteur, si je ne
craignais que cette histoire, déjà si étonnante du pigeon sauvage,
ne vous parût tourner tout à fait au merveilleux. Chacun contient
deux œufs en forme de large ellipse et d’un blanc pur. Durant
l’incubation, le mâle fournit aux besoins de la femelle, et sa
tendresse, son affection pour elle, ont quelque chose de frappant.
Un fait également remarquable, c’est que chaque couvée se compose
généralement d’un mâle et d’une femelle.
Mais ici encore, le tyran de la création, l’homme, intervient pour
troubler l’harmonie de cette pacifique scène. Quand les jeunes
oiseaux commencent à grandir, arrive leur ennemi, armé de haches
pour en prendre et détruire le plus qu’il pourra. Les arbres sont
coupés, et on les fait tomber de façon que la chute de l’un entraîne
celle des autres, ou du moins leur donne une telle secousse que les
pauvres pigeonneaux, comme on les appelle, sont précipités
violemment sur la terre. De cette manière aussi ou en détruit
d’immenses quantités.
Les jeunes reçoivent la nourriture des parents, de la manière que
nous avons ci-dessus indiquée, c’est-à-dire qu’elle leur est
dégorgée dans le bec, et ils les quittent aussitôt qu’ils peuvent se
suffire à eux-mêmes, pour vivre séparément jusqu’à l’âge adulte ; à
six mois, ils sont capables de se reproduire. La chair des pigeons
sauvages est noire, mais assez bonne à manger. On l’estime beaucoup
plus quand ils viennent d’être pris dans le nid. Leur peau est
couverte de petites écailles blanches et membraneuses ; les plumes
tombent, pour peu qu’on y touche, comme je l’ai déjà remarqué de la
tourterelle de la Caroline ; j’ajouterai que cette espèce, ainsi que
d’autres du même genre, a pour habitude en buvant de se plonger la
tête dans l’eau jusqu’aux yeux.
En mars 1830, j’achetai environ trois cent cinquante de ces oiseaux,
au marché de New-York, à raison de quatre cents la pièce ;
j’en apportai beaucoup de vivants en Angleterre, que je distribuai
entre plusieurs personnages de qualité, m’en réservant quelques-uns
pour les offrir à la Société zoologique.
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