Annexe à l'article "Il est mort, le pigeon" du 27 octobre 2014
 


Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique

par Jean-Jacques Audubon
éd. Sauton, 1868 (tome 1, pp. 197-210).

 

 

LE PIGEON VOYAGEUR.

 

Le pigeon voyageur ou, connue on l’appelle habituellement en Amérique, le pigeon sauvage, vole avec une extrême rapidité, en donnant de vifs et fréquents coups de ses ailes qu’il porte plus ou moins près du corps, suivant le degré de vitesse qu’il veut acquérir. De même que le pigeon domestique, on le voit souvent, dans la saison des amours, décrire en l’air de larges cercles, les ailes relevées en angle ; et pendant ces évolutions qu’il continue jusqu’à ce qu’il soit prêt à se poser, les tuyaux des rémiges primaires, frottant par le bout les uns contre les autres, produisent un bruit strident qu’on peut entendre à cinquante ou soixante pas. Comme le perroquet de la Caroline et quelques autres oiseaux, il a soin, avant de se poser, de briser la force de son vol par des battements répétés, craignant sans doute de se blesser s’il abordait trop brusquement la branche ou le point du sol sur lesquels il a résolu de descendre.

J’ai commencé la description de cet oiseau par les détails qui précèdent sur son vol, parce que les faits les plus importants de son histoire se rapportent précisément à ses migrations. — Ces migrations sont dues uniquement à la nécessité où il se trouve de se procurer de la nourriture ; et jamais il ne les accomplit en vue de se soustraire aux rigueurs des latitudes septentrionales, ou de chercher au midi un climat plus chaud pour y nicher. En conséquence elles ne se produisent point à une certaine période ou à une époque fixe de l’année ; au contraire, il arrive quelquefois qu’une abondance continuelle de nourriture retienne pendant très longtemps ces oiseaux dans un même canton, sans qu’ils songent à en visiter d’autres. Du moins, je sais très positivement qu’ils restèrent ainsi dans le Kentucky, et qu’on n’en voyait nulle part ailleurs ; puis, une année que les provisions manquaient, ils disparurent tout à coup. Des faits analogues ont été observés dans d’autres États.

La grande force de leurs ailes leur permet de parcourir et d’explorer, en volant, une immense étendue de pays dans un très court espace de temps. Cela est prouvé par des faits bien connus en Amérique. Ainsi des pigeons ont été tués dans les environs de New-York, ayant le jabot encore plein de riz qu’ils ne pouvaient avoir pris, au plus près, que dans les champs de la Géorgie et de la Caroline. Or, comme leur digestion se fait assez rapidement pour décomposer entièrement les aliments dans l’espace de douze heures, il s’ensuit qu’ils devaient, en six heures, avoir parcouru de trois à quatre cents milles ; ce qui montre que leur vol est d’environ un mille à la minute. À ce compte, l’un de ces oiseaux, s’il lui en prenait fantaisie, pourrait visiter le continent européen en moins de trois jours.

Cette grande puissance de vol est secondée par une puissance de vue non moins remarquable ; de sorte que, tout en voyageant du train que nous venons d’indiquer, ils sont capables d’inspecter le pays qui s’étend au-dessous d’eux, de découvrir aisément s’il s’y trouve de la nourriture, et d’atteindre ainsi le but pour lequel ils ont entrepris leur voyage. C’est ce dont j’ai pu m’assurer également : ainsi, quand ils passaient au-dessus de terrains stériles ou peu fournis des aliments qui leur conviennent, ils se maintenaient haut en l’air volant sur un front étendu, de manière à pouvoir explorer des centaines d’acres a la fois ; au contraire, dès qu’apparaissaient de riches moissons ou des arbres chargés d’une provision de graines et de fruits, ils commençaient à voler bas, pour découvrir sur quelle partie de la contrée les attendait le plus ample butin.

Leur corps est d’une forme ovale allongée, terminé en guise de gouvernail par une queue longue aussi, abondamment garnie de plumes, et porté en avant par des ailes bien attachées, et dont les muscles sont très gros et très forts, eu égard à la taille de l’oiseau. Qu’un de ces pigeons soit aperçu glissant à travers les bois et non loin du regard de l’observateur, il passe rapide comme la pensée, et lorsqu’on veut le revoir encore, les yeux cherchent en vain ; il n’y est déjà plus !

La multitude de ces pigeons dans nos forêts est véritablement étonnante ; à ce point que moi-même, qui ai pu les observer si souvent et en tant de circonstances, j’hésite encore et me demande si ce que je vais raconter est bien un fait ; et pourtant je l’ai vu, je l’ai bien vu, et cela dans la compagnie de personnes qui, comme moi, en restèrent frappées de stupeur. 

Pendant l’automne de 1813, je partis de Henderson où j’habitais, sur les bords de l’Ohio, me dirigeant vers Louisville. En traversant les landes qu’on trouve à quelques milles au delà de Hardensbourg, je remarquai des pigeons qui volaient du nord-est vers le sud-ouest en si grand nombre, que je n’avais jamais rien vu de pareil. Voulant compter les troupes qui pourraient passer à portée de mes regards dans l’espace d’une heure, je descendis de cheval, m’assis sur une éminence, et commençai à faire avec mon crayon un point à chaque troupe que j’apercevais. Mais bientôt je reconnus qu’une pareille entreprise était impraticable, car les oiseaux se pressaient en innombrables multitudes. Je me levai, comptai les points qui étaient sur mon album ; il y en avait 163 de marqués en vingt et une minutes ! Je continuai ma route, et plus j’avançais, plus je rencontrais de pigeons. L’air en était littéralement rempli ; la lumière du jour, en plein midi, s’en trouvait obscurcie comme par une éclipse ; la fiente tombait semblable aux flocons d’une neige fondante, et le bourdonnement continu des ailes m’étourdissait et me donnait envie de dormir.

Je m’arrêtai, pour dîner, à l’hôtel de Young, au confluent de la rivière Salée avec l’Ohio ; et de là, je pus voir à loisir d’immenses légions passant toujours sur un front qui s’étendait bien au delà de l’Ohio, dans l’ouest ; et des forêts de hêtres qu’on découvre directement à l’est, Pas un seul oiseau ne se posa, car on ne voyait ni un gland ni une noix dans le voisinage. Aussi volaient-ils si haut, qu’on essayait vainement de les atteindre, même avec la plus forte carabine ; et les coups qu’on tirait après eux ne les effrayaient pas le moins du monde. Je renonce à vous décrire l’admirable spectacle qu’offraient leurs évolutions aériennes lorsque, par hasard, un faucon venait à fondre sur l’arrière-garde de l’une de leurs troupes : tous à la fois, comme un torrent et avec un bruit de tonnerre, ils se précipitaient en masses compactes, se pressant l’un sur l’autre vers le centre ; et ces masses solides dardaient en avant en lignes brisées ou gracieusement onduleuses, descendaient et rasaient la terre avec une inconcevable rapidité, montaient perpendiculairement de manière à former une immense colonne ; puis, à perte de vue, tournoyaient, en tordant leurs lignes sans fin qui représentaient la marche sinueuse d’un gigantesque serpent.

Avant le coucher du soleil, j’atteignis Louisville, éloignée de Harsdenbourg de cinquante-cinq milles ; les pigeons passaient toujours en même nombre, et continuèrent ainsi pendant trois jours sans cesser. Tout le monde avait pris les armes ; les bords de l’Ohio étaient couverts d’hommes et de jeunes garçons fusillant sans relâche les pauvres voyageurs qui volaient plus bas en passant la rivière. Des multitudes furent détruites ; pendant une semaine et plus, toute la population ne se nourrit que de pigeons, et pendant ce temps l’atmosphère resta profondément imprégnée de l’odeur particulière à cette espèce.

Il est extrêmement intéressant de voir chaque troupe répéter, de point en point, les mêmes évolutions qu’une première troupe a déjà tracées dans les airs. Ainsi, qu’un faucon vienne à donner quelque part sur l’une d’elles ; les angles, les courbes et les ondulations que décriront ces oiseaux dans leurs efforts pour échapper aux serres redoutables du ravisseur, seront reproduits sans dévier par ceux de la troupe suivante. Et si, témoin d’une de ces grandes scènes de tumulte et de trouble, frappé de la rapidité et de l’élégance de leurs mouvements, un amateur est curieux de les voir se reproduire encore, ses désirs seront bientôt satisfaits : qu’il reste seulement en place jusqu’à ce qu’une autre troupe arrive.

Il ne sera peut-être pas hors de propos de donner ici un aperçu du nombre de pigeons contenus dans l’une de ces puissantes agglomérations, et de la quantité de nourriture journellement consommée par les oiseaux qui la composent. Cette recherche nous prouvera une fois de plus avec quelle étonnante bonté le grand Auteur de la nature a su pourvoir au besoin de chacun des êtres qu’il a créés. — Prenons une colonne d’un mille de large, ce qui est bien au-dessous de la réalité, et concevons-la passant au-dessus de nous, sans interruption, pendant trois heures, à raison également d’un mille par minute ; nous aurons ainsi un parallélogramme de cent quatre-vingts milles de long sur un de large. Supposons deux pigeons par mètre carré, le tout donnera un billion cent quinze millions cent cinquante-six mille pigeons par chaque troupe ; et comme chaque pigeon consomme journellement une bonne demi-pinte de nourriture, la quantité nécessaire pour subvenir à cette immense multitude devra être de huit millions sept cent douze mille boisseaux par jour.

Aussitôt que s’annonce quelque part une abondance convenable, les pigeons se préparent à descendre, et volent d’abord en larges cercles, en passant en revue la contrée au-dessous d’eux. C’est pendant ces évolutions que leurs masses profondes offrent des aspects d’une admirable beauté et déploient, selon qu’ils changent de direction, tantôt un tapis du plus riche azur, tantôt une couche brillante d’un pourpre foncé. Alors, ils passent plus bas par-dessus les bois, et par instants se perdent parmi le feuillage, pour reparaître le moment d’après et se renlever au-dessus de la cime des arbres. Enfin les voilà posés ; mais aussitôt, comme saisis d’une terreur panique, ils reprennent leur vol, avec un battement d’ailes semblable au roulement lointain du tonnerre ; et ils parcourent en tous sens la forêt, comme pour s’assurer qu’il n’y a nulle part de danger. La faim cependant les ramène bientôt sur la terre, où on les voit retournant très adroitement les feuilles sèches qui cachent les graines et les fruits tombés des arbres. Sans cesse, les derniers rangs s’enlèvent et passent par-dessus le gros du corps, pour aller se reposer en avant ; et ainsi de suite, d’un mouvement si rapide et si continu, que toute la troupe semble être en même temps sur ses ailes. La quantité de terrain qu’ils balayent est immense, et la place rendue si nette, que le glaneur qui voudrait venir après eux perdrait complètement sa peine. Ils mangent quelquefois avec une telle avidité, qu’en s’efforçant d’avaler un gros gland ou une noisette, ils restent là longtemps, en tirant le cou et haletant, comme sur le point d’étouffer.

C’est lorsqu’ils remplissent ainsi les bois qu’on en tue des quantités prodigieuses, et sans que le nombre paraisse en diminuer. Vers le milieu du jour, quand leur repas est fini, ils s’établissent sur les arbres pour reposer et digérer. Par terre, ils marchent aisément, aussi bien que sur les branches, et se plaisent à étaler leur belle queue, en imprimant à leur cou un mouvement en arrière et en avant des plus gracieux. Quand le soleil commence à disparaître, ils regagnent en masse leur perchoir quelquefois à des centaines de milles, ainsi que me l’ont affirmé plusieurs personnes qui avaient exactement noté le moment de leur arrivée et de leur départ.

Et nous aussi, cher lecteur, suivons-les jusqu’aux lieux qu’ils ont choisis pour leur nocturne rendez-vous. J’en sais un, notamment, digne de tout votre intérêt : c’est sur les bords de la rivière Verte et, comme toujours, dans cette partie de la forêt où il y a le moins de taillis et les plus hautes futaies. Je l’ai parcouru sur un espace d’environ cinquante milles, et j’ai trouvé qu’il n’avait pas moins de trois milles de large. La première fois que je le visitai, les pigeons y avaient fait élection de domicile depuis une quinzaine, et il pouvait être deux heures avant soleil couchant lorsque j’y arrivai. On n’en apercevait encore que très peu ; mais déjà un grand nombre de personnes, avec chevaux, charrettes, fusils et munitions, s’étaient installées sur la lisière de la forêt. Deux fermiers du voisinage de Russelsville distante de plus de cent milles, avaient amené près de trois cents porcs, pour les engraisser de la chair des pigeons qui allaient être massacrés ; çà et là on s’occupait à plumer et saler ceux qu’on avait précédemment tués et qui étaient véritablement par monceaux. La fiente, sur plusieurs pouces de profondeur, couvrait la terre. Je remarquai quantité d’arbres de deux pieds de diamètre, rompus assez près du sol ; et les branches des plus grands et des plus gros avaient été brisées comme si l’ouragan eût dévasté la forêt. En un mot, tout me prouvait que le nombre des oiseaux qui fréquentaient cette partie des bois devait être immense, au delà de toute conception. À mesure qu’approchait le moment où les pigeons devaient arriver, leurs ennemis, sur le qui-vive, se préparaient à les recevoir. Les uns s’étaient munis de marmites de fer remplies de soufre ; d’autres, de torches et de pommes de pin ; plusieurs, de gaules, et le reste, de fusils. Cependant le soleil était descendu sous l’horizon, et rien encore ne paraissait ! Chacun se tenait prêt, et le regard dirigé vers le clair firmament qu’on apercevait par échappées à travers le feuillage des grands arbres… Soudain un cri général a retenti : « Les voici ! » Le bruit qu’ils faisaient, bien qu’éloigné, me rappelait celui d’une forte brise de mer parmi les cordages d’un vaisseau dont les voiles sont ferlées. Quand ils passèrent au-dessus de ma tête, je sentis un courant d’air qui m’étonna. Déjà des milliers étaient abattus par les hommes armés de perches ; mais il continuait d’en arriver sans relâche. On alluma les feux et alors ce fut un spectacle fantastique, merveilleux et plein d'une magnifique épouvante. Les oiseaux se précipitaient par masses et se posaient où ils pouvaient, les uns sur les autres, en tas gros comme des barriques ; puis les branches, cédant sous le poids, craquaient et tombaient, entraînant par terre et écrasant les troupes serrées qui surchargeaient chaque partie des arbres. C’était une lamentable scène de tumulte et de confusion. En vain, aurais-je essayé de parler, ou même d’appeler les personnes les plus rapprochées de moi. C’est à grand’peine si l’on entendait les coups de fusil ; et je ne m’apercevais qu’on eût tiré, qu’en voyant recharger les armes.

Personne n’osait s’aventurer au milieu du champ de carnage. On avait renfermé les porcs, et l’on remettait au lendemain, pour ramasser morts et blessés ; mais les pigeons venaient toujours, et il était plus de minuit, que je ne remarquais encore aucune diminution dans le nombre des arrivants. Le vacarme continua toute la nuit. J’étais curieux de savoir à quelle distance il parvenait, et j’envoyai un homme habitué à parcourir les forêts. Au bout de deux heures il revint et me dit qu’il l’avait distinctement entendu à trois milles de là. Enfin, aux approches du jour, le bruit s’apaisa un peu ; et longtemps avant qu’on ne pût distinguer les objets, les pigeons commencèrent à se remettre en mouvement dans une direction tout opposée à celle par où ils étaient venus le soir. Au lever du soleil, tous ceux qui étaient capables de s’envoler avaient disparu. C’était maintenant le tour des loups, dont les hurlements frappaient nos oreilles : renards, lynx, couguars, ours, ratons, opossums et fouines bondissant, courant, rampant, se pressaient à la curée, tandis que dus aigles et des faucons de différentes espèces se précipitaient du haut des airs pour les supplanter, ou du moins prendre leur part d’un aussi riche butin.

Alors, eux aussi, les auteurs de cette sanglante boucherie, commencèrent à faire leur entrée au milieu des morts, des mourants et des blessés. Les pigeons furent entassés par monceaux ; chacun en prit ce qu’il voulut ; puis on lâcha les cochons pour se rassasier du reste.

Si l’on ne connaissait pas ces oiseaux, on serait naturellement porté à conclure que d’aussi terribles massacres devraient bientôt avoir mis fin à l’espèce ; mais j’ai pu m’assurer, par une longue observation, qu’il n’y a que le défrichement graduel de nos forêts qui puisse réellement les menacer, attendu que, dans la même année, ils quadruplent fréquemment leur nombre, ou tout au moins ne manquent jamais de le doubler. En 1805 j’ai vu des schooners, ayant une cargaison complète de pigeons pris au haut de la rivière Hudson, venir les décharger aux quais de New-York, où ils se vendaient un cent la pièce[1]. En Pensylvanie, j’ai connu un individu qui en prit près de cinq cents douzaines dans une tirasse, et en un seul jour ; il en balayait quelquefois vingt douzaines et plus d’un même coup de filet. Au mois de mars 1830, ils étaient si abondants sur les marchés de New-York, qu’on en rencontrait par tas dans toutes les directions. Aux salines des États-Unis, j’ai vu des nègres fatigués d’en tuer pendant des semaines, lorsqu’ils descendaient pour boire l’eau sortant des tuyaux d’exhaure. Encore en 1826, dans la Louisiane, je les ai trouvés rassemblés par troupes aussi nombreuses que jamais.

La manière dont nichent ces pigeons, et les lieux qu’ils choisissent à cet effet, sont aussi des points d’un grand intérêt. L’endroit le plus convenable est celui où ils trouvent le plus facilement de la nourriture à leur portée, pourvu qu’il ne soit pas trop éloigné de l’eau. Ils préfèrent les plus hautes futaies, au milieu des forêts, et s’y rendent en légions innombrables, se préparant à accomplir l’une des plus grandes lois de la nature. À ce moment qui, moins que dans les autres espèces, dépend de l’influence de la saison, le roucoulement du mâle devient un doux coo coo coo coo, beaucoup plus bref que celui du pigeon domestique. Les notes communes ressemblent aux monosyllabes kee kee kee kee, la première étant la plus forte, et les suivantes allant peu à peu en baissant. Le mâle prend aussi un air fier et pompeux ; il poursuit la femelle soit par terre, soit sur la branche, 1a queue étalée et laissant pendre ses ailes, qu’il frotte contre le sol ou la partie de l’arbre sur lesquels il se pavane. Le corps est élevé, la gorge se gonfle, les yeux étincellent ; il continue son roucoulement et s’envole de tandis à autre à une courte distance, pour se rapprocher bientôt de sa timide compagne qui semble fuir. De même que les pigeons domestiques, ils se caressent en se becquetant mutuellement, les mandibules de l’un introduites transversalement entre celles de l’autre, et, par des efforts répétés, ils se dégorgent tour à tour le contenu de leur jabot. Mais ces préliminaires sont assez promptement terminés, et les pigeons commencent leur nid, au milieu d’une paix et d’une harmonie générales. Il est formé de quelques brindilles sèches entrecroisées, et supporté par des branches fourchues. Sur le même arbre, on trouve fréquemment de cinquante à soixante de ces nids : je dirais plus, cher lecteur, si je ne craignais que cette histoire, déjà si étonnante du pigeon sauvage, ne vous parût tourner tout à fait au merveilleux. Chacun contient deux œufs en forme de large ellipse et d’un blanc pur. Durant l’incubation, le mâle fournit aux besoins de la femelle, et sa tendresse, son affection pour elle, ont quelque chose de frappant. Un fait également remarquable, c’est que chaque couvée se compose généralement d’un mâle et d’une femelle.

Mais ici encore, le tyran de la création, l’homme, intervient pour troubler l’harmonie de cette pacifique scène. Quand les jeunes oiseaux commencent à grandir, arrive leur ennemi, armé de haches pour en prendre et détruire le plus qu’il pourra. Les arbres sont coupés, et on les fait tomber de façon que la chute de l’un entraîne celle des autres, ou du moins leur donne une telle secousse que les pauvres pigeonneaux, comme on les appelle, sont précipités violemment sur la terre. De cette manière aussi ou en détruit d’immenses quantités.

Les jeunes reçoivent la nourriture des parents, de la manière que nous avons ci-dessus indiquée, c’est-à-dire qu’elle leur est dégorgée dans le bec, et ils les quittent aussitôt qu’ils peuvent se suffire à eux-mêmes, pour vivre séparément jusqu’à l’âge adulte ; à six mois, ils sont capables de se reproduire. La chair des pigeons sauvages est noire, mais assez bonne à manger. On l’estime beaucoup plus quand ils viennent d’être pris dans le nid. Leur peau est couverte de petites écailles blanches et membraneuses ; les plumes tombent, pour peu qu’on y touche, comme je l’ai déjà remarqué de la tourterelle de la Caroline ; j’ajouterai que cette espèce, ainsi que d’autres du même genre, a pour habitude en buvant de se plonger la tête dans l’eau jusqu’aux yeux.

En mars 1830, j’achetai environ trois cent cinquante de ces oiseaux, au marché de New-York, à raison de quatre cents la pièce ; j’en apportai beaucoup de vivants en Angleterre, que je distribuai entre plusieurs personnages de qualité, m’en réservant quelques-uns pour les offrir à la Société zoologique.

 
 
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