|
27
octobre 2014 - M.A.J. 7 avril 2019 |
|
|
|
L’énumération
presque quotidienne des disparitions d’espèces ne devrait pas nous
faire oublier que ces drames écologiques ne sont pas un phénomène
récent. Par contre, l’Homme en est presque toujours la cause… Un des
meilleurs exemples en est la disparition du Pigeon migrateur
américain.
Exclusif au
continent nord-américain, cet oiseau était aussi appelé Ectopiste
voyageur (Ectopistes migratorius), ou encore tourte
voyageuse. C’est d’ailleurs en son honneur que la tourte, que nous
connaissons tous, a été ainsi nommée puisqu’il s’agissait, à
l’origine, d’un pâté en croûte canadien préparé avec la chair de ces
pigeons (remplacé aujourd’hui par du gibier, ou à défaut du porc
haché).
Légèrement plus
petit que le pigeon migrateur européen, Ectopiste voyageur était
légèrement plus petit mais aussi plus coloré. Son corps,
aérodynamiquement parfait, arborait un plumage remarquable et irisé
fait d’azur, d’or, de pourpre et de vert. Le mâle avait la tête d’un
beau bleu cendré, la poitrine noisette teintée de rouge, le cou
diapré de vert, d’or et d’écarlate, les ailes bleues parsemées de
taches noires et de bistre, le ventre d’un blanc immaculé. Une queue
très longue et cunéiforme, traversée d’une bande d’un noir brillant,
accentuait encore l’élégance de l’oiseau.
L’aire de
répartition de l’Ectopiste voyageur s’étendait de l’Atlantique à
l’est aux Montagnes Rocheuses à l’ouest, et du Golfe du Mexique au
sud à la Baie d’Hudson au nord, soit plus des deux tiers des
Etats-Unis, avec une préférence pour les parties boisées et
sauvages. Parfaitement adaptés au vol de très longue durée, ils se
déplaçaient en groupes et effectuaient en moyenne deux migrations
par année.
|
|
|
|
|
Couple de pigeons migrateurs
américains naturalisés du Vanderbilt Museum de New York. Source
Commons. |
|
|
En fait, celles-ci
n’étaient pas dictées par le changement de saison, mais bien par
l’épuisement de la nourriture dans leur environnement. Car de toutes
les espèces d’animaux supérieurs, le pigeon migrateur américain
était probablement celle dont le nombre d’individus composant une
colonie était, et de loin comme nous allons le voir, le plus élevé.
Des migrations
imposantes
Avant l’arrivée de
l’Homme sur le territoire du Nouveau Monde, l’équilibre naturel
garantissait la stabilité de l’espèce et la population humaine
indigène ne représentait pas une menace pour l’Ectopiste voyageur.
Celui-ci se nourrissait essentiellement de glands, de faînes, de
graines de houx et de genévrier, ne dédaignant pas insectes et
petits invertébrés.
En 1810,
l’ornithologue d’origine écossaise Alexander Wilson effectue un
périple dans le sud des Etats-Unis, étudiant diverses espèces
américaines dans le cadre de la rédaction d’une encyclopédie qu’il
éditera en quatre volumes quelques années plus tard. Il est un des
premiers à décrire dans le détail le passage d’une migration de ces
oiseaux, il est vrai exceptionnelle.
Selon ses dires,
les oiseaux avançaient sur un front d’environ deux kilomètres de
large, et lorsque le banc passa au-dessus de sa position, le ciel en
était complètement obscurci au point que le Soleil était invisible
comme lorsqu’il est occulté par un nuage d’orage. Les scientifiques
de l’expédition n’ont eu d’autre recours que d’attendre la fin du
passage, en s’abritant de la chute des fientes qui grêlaient sans
discontinuer le sol. Ils attendirent plus de quatre heures…
Après s’être basé
sur la vitesse des pigeons, la largeur de la formation et la durée
de la "traversée", Wilson a pu établir que le nuage d’oiseaux
mesurait environ 380 kilomètres de long et comportait deux milliards
d’individus.
Cette description
confirmait celle produite par le naturaliste Pehr Kalm qui écrivait
en 1759 : "Sur une distance pouvant aller jusqu’à 7 miles, les
grands arbres aussi bien que les petits en étaient tellement envahis
qu’il était difficile de trouver une branche qui n’en était pas
couverte. Quand ils s’abattaient sur les arbres, leur poids était si
élevé que non seulement des grosses branches étaient brisées net,
mais que les arbres les moins solidement enracinés basculaient sous
la charge. Le sol sous les arbres où ils avaient passé la nuit était
totalement couvert de leurs fientes, amassées en gros tas".
|
|
|
|
|
Carte de distribution, avec zone de reproduction dans
la zone rouge et d'hivernage en orange. |
|
|
En 1810, un autre
naturaliste, John James Audubon décrivait un passage similaire à
celui observé par Alexander Wilson mais qui, lui, durait plusieurs
jours… Ecoutons-le :
"Je continuai ma
route, et plus j’avançais, plus je rencontrais de pigeons. L’air en
était littéralement rempli ; la lumière du jour, en plein midi, s’en
trouvait obscurcie comme par une éclipse. Je m’arrêtai, pour dîner,
à l’hôtel de Young, au confluent de la rivière Salée avec l’Ohio ;
et de là, je pus voir à loisir d’immenses légions passant toujours
sur un front qui s’étendait bien au-delà de l’Ohio, dans l’ouest ;
et des forêts de hêtres qu’on découvre directement à l’est."
"Je renonce à
vous décrire l’admirable spectacle qu’offraient leurs évolutions
aériennes lorsque, par hasard, un faucon venait à fondre sur
l’arrière-garde de l’une de leurs troupes : tous à la fois, comme un
torrent et avec un bruit de tonnerre, ils se précipitaient en masses
compactes, se pressant l’un sur l’autre vers le centre ; et ces
masses solides dardaient en avant en lignes brisées ou gracieusement
onduleuses, descendaient et rasaient la terre avec une inconcevable
rapidité, montaient perpendiculairement de manière à former une
immense colonne ; puis, à perte de vue, tournoyaient, en tordant
leurs lignes sans fin qui représentaient la marche sinueuse d’un
gigantesque serpent."
"Avant le
coucher du soleil, j’atteignis Louisville, éloignée de Harsdenbourg
de cinquante-cinq miles ; les pigeons passaient toujours en même
nombre, et continuèrent ainsi pendant trois jours sans cesser. Tout
le monde avait pris les armes ; les bords de l’Ohio étaient couverts
d’hommes et de jeunes garçons fusillant sans relâche les pauvres
voyageurs qui volaient plus bas en passant la rivière. Des
multitudes furent détruites ; pendant une semaine et plus, toute la
population ne se nourrit que de pigeons, et pendant ce temps
l’atmosphère resta profondément imprégnée de l’odeur particulière à
cette espèce."
Voir le
texte intégral de
l'article consacré au Pigeon voyageur américain dans l'ouvrage de
John James Audubon.
Les ornithologues,
tout comme les scientifiques en général, ont renoncé à tenter de
dénombrer les pigeons composant la gigantesque migration observée
par Audubon. Mais ils ont pu néanmoins conclure qu'à cette époque,
l'Ectopiste voyageur était bel et bien l'espèce avicole la plus
répandue au monde.
|
|
|
|
|
Passage de
pigeons. Gravure d'époque. Anonyme. |
|
|
Une disparition
programmée
Comment pourrait-on
s’imaginer qu’une telle espèce allait disparaître, rayée à jamais de
la surface du globe, et cela en quelques années ? C’est pourtant ce
qui se produisit.
Une chose est
certaine, cet oiseau était nuisible à l’agriculture. Ses passages,
et pire, son installation sur un territoire étaient dévastateurs. En
1871, une concentration estimée à 136 millions d’individus a
provoqué d’énormes dommages en nichant sur une zone de 2200 km² dans
le Wisconsin.
Aussi, la mise à
mort de l’Ectopiste voyageur fut-elle décrétée… Des parties de
chasse dotées de nombreux prix furent organisées afin d’en éliminer
le plus grand nombre possible, le règlement stipulant souvent que le
candidat ne pouvait prétendre à une récompense s’il n’abattait pas
un nombre minimum de 30.000 oiseaux.
Un seul coup de
fusil tiré dans un passage de pigeons, ou dans un arbre servant de
nichoir, faisait plusieurs dizaines de victimes. Mais ce n’était pas
assez. Des "canons à mitraille" ont été mis au point et abondamment
utilisés lors de compétitions entre équipes ou de joutes, au cours
desquels les arbres étaient aussi entourés de soufre et mis à feu.
Surtout la nuit, moment où les pigeons s’y réfugiaient pour dormir.
Selon les nombreux témoins de l’époque, les cris des animaux, des
pigeons mais aussi des chiens rendus littéralement fous par cette
manne tombée du ciel, était assourdissant. Et lorsque les hommes
recouverts de fiente et épuisés rentraient chez eux, c’était pour
faire place aux coyotes, couguars, renards et ours noirs.
|
|
|
|
|
Tableau de chasse.
Anonyme. |
|
|
Le coup fatal fut
porté par la construction des premiers chemins de fer
transcontinentaux. Les exploitants comprirent très vite le bénéfice
qu’ils pourraient tirer de l’exploitation de cette ressource s’ils
pouvaient envoyer le produit de leur chasse par voie ferrée vers les
villes de l’Est. Les armes avaient entre-temps évolué, mais c’est
par l’utilisation d’énormes filets que les pigeons ont été capturés
et massacrés, tandis que leurs dépouilles étaient embarquées par
trains entiers.
Un sauvetage
raté
Dès 1879, quelques
exploitants - de zoos cette fois - ont pu capturer quelques animaux
pour les mettre à l’abri, et tenter une réintroduction dès que le
carnage serait terminé. Car l’incroyable était en train de se
produire : autrefois présent par milliards, le pigeon migrateur
américain se raréfiait.
Malheureusement, il
fallut déchanter. En captivité, ces oiseaux amateurs de vastes
espaces dépérissaient, ne se nourrissaient presque plus et
refusaient généralement de s’accoupler. Leur portée - un seul œuf
par couvaison, deux fois par an - rendait hasardeuse toute tentative
de repeuplement. Cela fut aussi observé dans la nature : en faible
concentration, Ectopiste voyageur se révèle incapable de localiser
sa nourriture. Sans doute les millions d’yeux d’une colonie
étaient-ils indispensables pour repérer une zone propice…
Le 1er
septembre 1914, à 1 heure du matin, un pigeon migrateur femelle
nommé Martha mourut au zoo de Cincinnati. C’était le dernier. Par un
tragique signe du destin, quelques mois plus tard mourait au même
zoo de Cincinnati le dernier spécimen de la Perruche de Caroline (Conuropsis
carolinensis), la seule espèce endémique de perroquet des
Etats-Unis.
|
|
|
|
|
Martha, photographiée
vivante au zoo de Cincinnati. Crédit Zoo de Cincinnati. |
|
|
|
|
Le dernier pigeon
voyageur sauvage connu, abattu par un garçon dans l'Ohio en 1900.
Crédit Zoo de Cincinnati. |
|
|
|
|
|
|
|