7 février 2019

 

L'envie de graisse à l'origine du développement du cerveau humain

 
Voici 4 millions d'années, bien avant l'apparition de l'Homme moderne et alors qu'ils ne chassaient pas encore, nos ancêtres lointains ont pris goût à la graisse, peut-être par simple opportunisme. Les mécanismes qui se sont alors enclenchés devaient aboutir au développement de notre cerveau, tel que nous le connaissons.

Une étude produite par une équipe de scientifiques conduite par Jessica Thompson, auteure principale de la publication et anthropologue à l'Université de Yale, soutient que nos premiers ancêtres ont acquis un goût pour la graisse en mangeant de la moelle osseuse provenant des restes d'animaux qui avaient été tués et dévorés par d'autres prédateurs. En effet, les réservoirs de graisse dans les os longs des carcasses abandonnées, que de rares animaux sont capables de broyer, comme les hyènes, constituaient une énorme quantité de calories dans un paysage pauvre en calories.

Cette nouvelle habitude alimentaire saisie par opportunité aurait pu donner à une population ancestrale l'avantage de déclencher la chaîne de l'évolution humaine, un argument qui remet en cause l'opinion largement répandue parmi les anthropologues selon laquelle la consommation de viande était le facteur déterminant pour préparer le terrain à l'accroissement du volume du cerveau.
 

 

 
Un os fossilisé ayant été ouvert, dans lequel du cristal s'est développé dans la cavité médullaire.
Crédit : Université de Yale. Cliquer sur l'image pour agrandir.
 

Pourquoi la moelle a-t-elle précédé la viande ?

Bien que faire précéder la consommation de viande par le goût pour le gras puisse paraître une distinction de peu d'importance, la différence est significative. En effet, les nutriments extérieurs aux os (par exemple, la viande) et les nutriments internes aux os (comme la moelle et le cerveau) ont des caractéristiques différentes en ce qui concerne les macronutriments (protéines ou matières grasses), et les technologies nécessaires pour y arriver sont aussi très différentes. En effet, si la consommation de viande est traditionnellement associée à la fabrication d’outils tranchants en pierre, pour obtenir une moelle riche en graisse, il suffisait de briser des os avec une pierre, remarque Jessica Thompson.

Un paradigme centré sur l'importance de la viande dans l'évolution humaine avait émis l'hypothèse qu'une population de singes avait commencé à chasser et à manger plus activement le petit gibier, ce qui avait formé un tremplin évolutif pour le comportement humain de la chasse aux grands animaux, la stratégie alors nécessaire ayant favorisé le développement du cerveau. Or, Jessica Thompson et son équipe soutiennent que cette théorie n'a aucun sens nutritionnel, car la viande des animaux sauvages est maigre, et métaboliser les protéines maigres nécessite plus de travail que l'organisme n'en récupère.

Selon les auteurs de l'étude, l'envie de moelle osseuse aurait pu alimenter non seulement la taille croissante du cerveau, mais aussi la quête d'aller au-delà de la destruction des os avec des rochers, aboutissant à la fabrication d'outils plus sophistiqués pour chasser les gros animaux. "C'est ainsi que toutes les technologies sont nées : prendre ne chose et l'utiliser pour fabriquer quelque chose d'autre. Nous ne faisons pas autrement lorsque nous fabriquons un iPhone", déclare Jessica Thompson.

A l'origine, un bilan énergétique négatif

Le cerveau humain consomme 20% de l'énergie du corps au repos, soit le double de celle des autres primates, presque tous végétariens. Jusqu'ici, les scientifiques avaient du mal à comprendre comment nos ancêtres humains avaient répondu aux besoins caloriques pour développer et entretenir des cerveaux plus volumineux. En effet, manger de la viande maigre sans une bonne source de graisse peut entraîner un empoisonnement aux protéines et une malnutrition aiguë. Les premiers explorateurs de l'Arctique, qui avaient tenté de survivre en ne s'alimentant que de viande de lapin, avaient qualifié cette condition de "famine du lapin".

Ce besoin inassouvi de protéines, associé à l'énergie nécessaire à un singe dressé sur ses pattes et dont les mâchoires ne comportaient que de petites canines ne permettant que de capturer et manger de petits animaux, semblait exclure la possibilité de manger suffisamment de viande comme moyen de favoriser la croissance du cerveau, déclare Thompson, qui présente cette nouvelle hypothèse, ancrée durant le Pliocène, voici quelque 4 millions d'années.
 

 

 
Cette coupe d'os démontre parfaitement la difficulté pour nos lointains ancêtres d'atteindre la moelle sans faire appel à un outil, comme un percuteur.
 

Alors que l'ancêtre humain commençait à marcher principalement sur deux jambes, des régions d'Afrique fortement boisées se fragmentaient en mosaïques, créant ainsi des prairies ouvertes. "Nos ancêtres humains étaient probablement des créatures maladroites", explique Thompson. "Ils n'étaient pas bons dans les arbres, comme le sont les chimpanzés, mais ils n'étaient pas nécessairement aussi bons sur le terrain non plus. Alors, qu'est-ce que les premiers singes à marcher debout de notre lignée ont fait pour qu'ils évoluent ensuite avec un tel succès ? A ce stade, il y avait déjà une petite augmentation de la taille des cerveaux. Comment allaient-ils nourrir cela ? "

L'étude suggère que nos premiers ancêtres, qui utilisaient alors de simples rochers comme seuls outils, se nourrissaient dans ces prairies. Après qu'un prédateur quelconque eut fini de manger un gros mammifère, ces grands singes debout se mirent à explorer les restes en les brisant et découvrirent la moelle osseuse cachée dans les os des membres. "Les os ont le pouvoir de sceller la moelle osseuse comme le ferait un récipient Tupperware, empêchant ainsi la croissance bactérienne", précise Thompson. "Et les seules choses qui pouvaient alors ouvrir ces récipients", ajoute-t-elle, "étaient les mâchoires des hyènes faisant craquer les os, ou… un singe intelligent brandissant un caillou".

Cette nouvelle hypothèse fournit aussi une explication sur la manière dont nos ancêtres ont pu accumuler les calories supplémentaires nécessaires au développement d'un cerveau plus volumineux, et cela avant la maîtrise du feu qui aurait pu atténuer le problème des bactéries présentes dans la viande en décomposition. La fabrication des premiers outils, de simples éclats de pierre, ne viendra qu'un million d'années plus tard…

Selon Thompson, les scientifiques devraient commencer à rechercher les preuves d'un comportement destructeur d'os chez les premiers ancêtres humains. "Les paléoanthropologues recherchent la plupart du temps des os complets et se concentrent ensuite sur l'identification de l'animal qui est mort", affirme la scientifique. "Mais au lieu de simplement nous interroger sur la créature d'origine de l'os, nous devrions nous demander : ' Qu'est-ce qui a brisé cet os ? ' Nous devons commencer à collecter de minuscules morceaux d'os brisé pour aider à rassembler ce type d'informations comportementales."

Jean Etienne


Parmi les coauteurs de l'article figurent les anthropologues Susana Carvalho de l'Université d'Oxford, Curtis Marean de l'Arizona State University et Zeresenay Alemseged de l'Université de Chicago.
 

Sources principales :

Origins of the Human Predatory Pattern: The Transition to Large-Animal Exploitation by Early Hominins. Université de Chicago, Current Anthropology, 5 février 2019.

A taste for fat may have made us human, says study. Université de Yale, YaleNews, 5 février 2019.

Control of Fire in the Paleolithic : Evaluating the Cooking Hypothesis. Université de Chicago, Current Anthropology, août 2017. 

 

 
Fragments d'os long de jeune gnou (Ngorongoro Crater, Tanzanie) datés du pliocène, partiellement digérés et régurgités par l'hyène tacheté (photo A. Sutcliffe).
 
 
 

 
Evolution du volume du cerveau humain en fonction de l'ancienneté (en millions d'années). Source Commons.
 

 

 
 
 

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