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Dolichopteryx longipes, un petit poisson peu
spectaculaire vivant à plus de 1000 mètres de profondeur, est
probablement le mieux adapté à une vision en l’absence presque
complète de luminosité. A défaut de cristallin, ses yeux sont
équipés de miroirs.
Découvert il y a plus de 120 ans, ce poisson au long nez communément
dénommé spookfish se caractérisait déjà par la présence de deux
paires d’yeux, une au-dessus de la tête et l’autre sur les côtés.
Mais personne n’avait pu jusqu’ici pu l’étudier en détail, faute
d’en posséder un spécimen vivant.
Cette lacune a été comblée par le professeur Hans-Joachim Wagner de
l’Université de Tübingen (Allemagne), qui a pu examiner un
exemplaire capturé vivant au large des îles Tonga, dans le Pacifique
sud et publie ses conclusions dans la revue Current Biology.
Tout d’abord, les deux paires d’yeux n’en sont en réalité qu’une
seule, qualifiée de diverticulaire car chacun d’eux est divisé en
deux parties interconnectées, l’une regardant vers le haut et
l’autre vers le bas. Mais leur structure, examinée au microscope, se
révèle particulièrement étonnante. Et pour tout dire, unique dans le
règne animal.
Alors que les yeux de tous les vertébrés (entre autres) focalisent
la lumière sur la rétine au moyen d’une lentille, le cristallin, la
paroi postérieure de ceux du spookfish est tapissée de plusieurs
couches de cristaux réfléchissants, constitués de guanine, qui
renvoient la lumière sur zone sensible située en avant.
L’utilisation de cristaux de guanine n’est pas unique dans le règne
animal, et c’est d’ailleurs ce qui fait la coloration argentée des
poissons. Mais ici, la disposition et l’orientation de ces cristaux
est contrôlée avec une telle précision qu’ils redirigent la lumière
vers un foyer, avec une précision qui n'envie rien aux meilleurs
cristallins. L'oeil supérieur et l'oeil inférieur envoient ainsi
leurs informations via un réseau de nerfs optiques vers le cerveau,
qui les assemble afin de former une image commune aux deux paires
d'yeux.
Une simulation effectuée par l’équipe de Hans-Joachim Wagner en
laboratoire a permis de confirmer le fonctionnement de cet œil peu
commun, qui n’est pas sans rappeler celui des plus grands télescopes
terrestres dont les miroirs segmentés sont orientés afin d’obtenir
un maximum de luminosité.
Car c’est bien là le but de cette étonnante voie de l’évolution,
dans laquelle seul le spookfish semble s’être engagé : s’affranchir
d’un système de vision à base de lentilles réfractrices et lui
substituer un dispositif faisant appel à un jeu de miroirs
réflecteurs. Selon l’équipe, si la lentille fournit des images plus
contrastées et plus brillantes, le miroir est plus apte à capter la
faible bioluminescence produite par les êtres abyssaux. Cela donne
vraisemblablement un net avantage au spookfish en mer profonde, là
où la capacité de repérer le plus faible et le plus bref éclat de
lumière peut faire la différence entre manger ou être mangé.
Jean Etienne
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