31 décembre 2015

 

Les physiciens s'affrontent à coups de cordes par la philosophie

 
L'absence d'alternatives à une théorie scientifique peut-elle suffire à la considérer comme exacte, même sans preuve expérimentale ? Autrement dit, la théorie physique peut-elle se détacher de la science expérimentale, comme cela semble être de plus en plus souvent le cas ? La communauté des physiciens et des cosmologues se tourne désormais vers la philosophie pour l'aider à trancher sur la question.

Les 7 et 9 décembre derniers, une pléiade de physiciens ont rencontré des philosophes des sciences dans un atelier annuel (dont vous n'avez certainement pas entendu parler...) au Ludwig Maximilian University à Munich (Allemagne). L'objectif : éclaircir la problématique de la divergence de la science théorique par rapport à la méthode expérimentale. Un enjeu de taille, qui concerne aussi bien l’intégrité proprement dite de la méthode scientifique que la réputation scientifique auprès du public.

Cet atelier est la conséquence d'un article publié il y a un an, exactement le 16 décembre 2014 sous le titre Scientific method: Defend the integrity of physics, par le cosmologue George Ellis de l’université de Cape Town en Afrique du Sud et l’astronome Joseph Silk de l’université Johns Hopkins au Maryland, qui se lamentent du tournant inquiétant pris depuis peu, mais avec insistance, par la physique théorique.

En effet, certains scientifiques arguent que si une théorie est suffisamment élégante et explicative, il est alors inutile de la tester par la méthode expérimentale. Un avis de prime abord surprenant, et même contraire à l'esprit scientifique, mais pourtant de plus en plus accepté.

De la pertinence de la testabilité

La testabilité était l’un des sujets discutés. Pour qu’une théorie scientifique soit considérée comme étant valide, les scientifiques doivent mener une expérience qui doit la confirmer ou l'infirmer, ou plus exactement la vérifier ou la falsifier, selon les termes du philosophe des sciences Karl Popper dans les années 1930. Cependant dans leur article, George Ellis et Joseph Silk dénoncent que dans certains domaines, les physiciens théoriciens se sont écartés de ce principe de base. Pire, d'autres affirment avec aplomb que ce n’est plus nécessaire.
 
Les deux chercheurs citent la théorie des cordes comme l'exemple le plus évocateur. La théorie des cordes remplace les particules élémentaires par des cordelettes infinitésimales qui réconcilient les théories apparemment incompatibles de la gravitation et du monde quantique. Problème : les cordelettes sont beaucoup trop menues pour être détectées en utilisant la technologie actuelle. Mais certains chercheurs arguent qu'une telle théorie, même non vérifiée, doit être acceptée car elle présente une bonne solution à de nombreux dilemmes.

Dans ce même esprit, George Ellis et Joseph Silk citent aussi la théorie, ou plutôt le concept, du multivers. Selon ses promoteurs, le Big Bang aurait généré de nombreux univers, tous radicalement différents du nôtre. Dans la discussion d’ouverture de l’atelier, David Gross, un physicien théoricien de l’université de Californie, pointe une différence entre les deux théories.

Il classe la théorie des cordes comme étant testable en principe, même si l'expérimentation nécessaire échappe encore au niveau actuel de nos connaissances en physique, mais néanmoins parfaitement scientifique, les cordelettes étant potentiellement détectables. Par contre, le concept du multivers est plus problématique car par définition, il est impossible de détecter un univers depuis un autre.

Il est donc absurde de réfuter la validité de la théorie des cordes juste parce qu'on ne peut pas la prouver par la technologie actuelle selon David Gross, qui a d'ailleurs partagé le prix Nobel en 2004 pour ses travaux sur la force nucléaire forte, démontrée dans de nombreuses théories, et qui a fourni d'importantes contributions... à la théorie des cordes.

Autre intervenant de poids à cet atelier, le physicien théoricien Carlo Rovelli, de l’université Aix-Marseille (France), qui affirme que l'impossibilité actuelle de tester la théorie des cordes ne doit pas en invalider l'exactitude. Mais la principale cible d’Ellis et de Silk reste les observations émises par le philosophe Richard Dawid, de la Ludwig Maximilian University, dans son livre String Theory and the Scientific Method. Dawid y accuse en effet les théoriciens d'avoir suivi la voie des statistiques bayésiennes, lesquelles estiment les probabilités d’une certaine prédiction comme étant vraies en se basant d'abord sur des connaissances précédentes, puis en les adaptant lorsqu’on acquiert plus de connaissances.

Pourtant selon Richard Dawid, les physiciens ont commencé à utiliser des facteurs théoriques purs tels que la consistance interne d’une théorie ou l’absence d’alternatives crédibles pour mettre à jour les résultats des statistiques plutôt que de baser ces prévisions sur des données réelles et fiables.

Une discussion... dynamique

Lors des discussions, David Gross a suggéré que l'absence d'alternatives à la théorie des cordes suffit à prouver qu'elle est la plus fiable, ce qui a immédiatement provoqué une discussion animée avec Rovelli, qui travaille depuis plusieurs années sur une théorie alternative, connue sous le nom de gravitation quantique à boucles. Rovelli s'oppose donc à l'affirmation qu'il n'y ait aucune alternative à la théorie des cordes, tandis qu'Ellis, campant sur ses positions, rejette l’idée que des facteurs théoriques puissent combler les lacunes de "sa" théorie. Et Ellis d'arguer qu'une nouvelle preuve doit être apportée, une preuve expérimentale.
 
D'autres scientifiques pointent d'un doigt accusateur l'utilisation des statistiques bayésiennes pour tenter de renforcer la théorie des cordes. Sabine Hossenfelder, physicienne du Nordic Institute for Theoretical Physics à Stockholm, n'y va pas par quatre chemins et affirme que la popularité de la théorie des cordes, plutôt que sa pertinence, a contribué à créer l'impression qu'elle est le "seul shérif dans la ville". Mais selon la chercheuse, le choix de cette théorie s'explique avant tout parce qu'elle présentait aux jeunes chercheurs de meilleures opportunités de travail par rapport à d'autres théories, moins connues car moins médiatisées.

Helge Kragh, historien des sciences à l’Aarhus University (Danemark), insiste sur le fait que dans le passé, de nombreuses suggestions pour de nouvelles méthodes scientifiques ont systématiquement échoué lorsqu'on tentait de remplacer la testabilité empirique par d’autres critères. Mais au moins, ce problème est très confiné, car il se concentre sur la théorie des cordes et le concept des multivers. La majorité des autres domaines de la physique sont épargnés. Mais cela n'est que d'un piètre réconfort pour Rovelli qui insiste sur une distinction claire entre les théories scientifiques établies par les expériences et celles qui sont purement spéculatives.

Car on emprunte un chemin dangereux quand on commence à arrêter des gens dans la rue en leur affirmant : "Est-ce que vous saviez que l’univers est composé de cordes et qu’il y a aussi des mondes parallèles ?".

Au terme de cet atelier, les physiciens rivaux n’étaient pas spécialement proches d’un accord. Dawid, qui a co-organisé l’événement avec Silk, Ellis et d’autres, a déclaré qu’il n’espérait pas que les gens allaient changer radicalement d’avis. Mais il espère que la mise en parallèle de divers raisonnements pourrait contribuer à un léger rapprochement… Et propose une réédition de l'évènement, sous une forme plus prolongée, afin d'arriver à un consensus. Qui vivra verra…

Jean Etienne

 
 

 

 

 
 
 

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