Si la nature de la matière sombre reste
totalement inconnue, on commence cependant à la "voir". Et ce
qu’elle nous révèle déroute complètement les astronomes, au point de
remettre en cause la structure même de l’Univers.
Une galaxie, c’est un amas d’étoiles. Et ses limites se déterminent
très simplement en observant où les étoiles s’arrêtent. A
l’intérieur on se trouve dans la galaxie, comme notre Soleil et
toutes ses voisines stellaires, à l’extérieur, là où il n’y a plus
rien, on est en dehors. Quoi de plus simple ?
Hélas, l’Univers n’est pas simple. Car les premières cartographies
de la distribution de la matière sombre révèlent de longues, très
longues traînées de matière noire reliant toutes les galaxies entre
elles, à l’image de dendrites reliant les neurones d’un gigantesque
cerveau.
Pour rappel, la matière, celle que nous ressentons en nous pinçant,
ne constitue que 5% de la masse totale de l’Univers. La matière
sombre, ainsi nommée parce que personne ne sait de quoi il s’agit,
en constituerait jusqu’à 22%. Et l’énergie sombre, dont l’existence
n’est guère moins mystérieuse, représente le reste.
Mais si elle échappe à tous les regards, comment la voir ? Eh bien
c’est tout simple, on fait comme pour le vent… Le vent est
invisible, mais il suffit de voir bouger les feuilles d’un arbre
pour avoir la certitude de son existence. La matière sombre se
révèle, elle, par l’influence gravitationnelle qu’elle exerce sur
son entourage, dont précisément les galaxies. Les physiciens savent,
depuis Einstein, que la lumière est déviée à proximité d’un objet
massif, qu’il s’agisse d’un trou noir ou d’une galaxie, c’est ce
qu’on appelle un effet de "lentille gravitationnelle".
Et c’est là qu’intervient un des plus ambitieux projets de
cartographie du ciel jamais entrepris, le
Sloan Digital Sky
Survey. Ce programme, SDSS en abrégé, utilise un télescope
optique dédié de 2,5 mètres de diamètre, et prend des images à
travers cinq filtres différents (nommés u, g, r, i et z). Ces images
sont analysées pour produire une liste des objets observés ainsi que
divers paramètres, comme la magnitude apparente, absolue, leur type.
C’est en puisant dans sa base de données de plus
en plus gigantesque qu’une équipe de scientifiques japonaise dirigée
par Shogo Masaki, de l’Université de Nagoya, a produit par
simulation informatique, au terme de douze années de travail, la
carte révélant ces traînées de matière sombre intergalactiques.
Le défi était immense, car déterminer l’influence gravitationnelle
de la matière sombre sur une poignée de galaxies n’aurait pas suffi.
Leur simulation jongle avec 24 millions de galaxies, car seul un tel
"grand angle" peut permettre de se faire une idée de la distribution
de cette matière à l’échelle cosmique. Et cela n’est qu’une partie
du travail. En 2010, une équipe dirigée par Brice Menard, de
l’Université de Toronto, et Masataki Fukugita de l’Institut japonais
de physique et des mathématiques de l’Univers, avait détecté l’effet
de lentille gravitationnelle autour des 24 millions de galaxies en
question. En février 2012, une autre équipe internationale avait
analysé la lumière de 10 millions de galaxies, dans quatre
différentes régions, pour en tirer une carte des réseaux de matière
sombre et de galaxies d’un milliard d’années-lumière de côtés. Ce
sont ces études qui, mises ensemble, permettent enfin de se faire
une première représentation de cette structure à l’échelle de
l’Univers.
En conclusion, l’espace intergalactique est tout, sauf vide. Compte
tenu des proportions sombre/visible, il pourrait même être plus
rempli que les galaxies elles-mêmes… A moins qu’il ne faille
finalement inverser la perspective, et considérer celles-ci comme
des "accidents" dans un Univers uniformément constitué de matière
sombre ?
Jean
Etienne
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