Les scientifiques pensaient jusqu'à
présent que les variations des individus tels que la taille, la
couleur, la tendance au surpoids, l'intelligence, tous caractères
s'inscrivant le long d'un continuum, résultaient de causes à la fois
génétiques et environnementales, mais sans pouvoir expliquer comment
ces deux facteurs étaient reliés. Le voile vient d'être levé... en
étudiant des fourmis.
Une équipe de l’Université McGill dirigée par les professeurs Moshe
Szyf et Ehab Abouheif, respectivement du Département de
pharmacologie et de thérapeutique et du Département de biologie de
l'Université Mc Gill (Canada), a clairement identifié un mécanisme
clé grâce auquel les facteurs épigénétiques (*), soit la
façon dont l’environnement influe sur l’expression d’un gène en
particulier, exercent un effet global se traduisant par des
variations quantitatives de ces caractères complexes.
Ils sont partis du principe selon lequel, en identifiant pour chacun
de ces caractères un gène clé et en découvrant comment il pourrait
être modifié épigénétiquement, c'est-à-dire sous la seule influence
de l'environnement, il serait possible en retour d'influer,
artificiellement cette fois, sur ce gène afin de modifier son
expression, donc du caractère concerné. Un peu, pour simplifier,
comme un peintre qui ajoute progressivement du blanc au noir pour
obtenir diverses nuances de gris.
Des fourmis du genre Camponotus floridanus (mieux connues
sous le nom de fourmis charpentières de la Floride) ont servi de
cobayes pour cette expérience. Les facteurs génétiques étant peu
susceptibles d'influer sur la taille de ces fourmis au sein d'une
même colonie, mais aussi parce que le génome de cette espèce a déjà
été séquencé, les chercheurs ont choisi celle-ci pour expérimenter
l'influence de facteurs épigénétiques sur les variations de taille.
La clé R-EGF
Sous cette dénomination barbare se cache un gène particulier
intervenant dans la croissance, dont l'activité peut être modulée
par un processus biochimique modifiant le degré de méthylation de
son ADN au moyen d'une enzyme, à la manière d'un gradateur modifiant
l'intensité lumineuse d'une ampoule d'éclairage. En agissant ainsi
sur l'ADN de ce gène (sans toutefois le modifier), les chercheurs
sont parvenus à créer des fourmis de différentes tailles, et ce en
dépit de toute différence génétique. En fait, ils ont découvert que
plus le gène était "méthylé", plus les fourmis étaient grandes, et
ainsi déterminé par quel mécanisme l'environnement interagit avec
certains gènes, révélant ainsi que les facteurs environnementaux
jouent un rôle tout aussi important que la génétique dans la
détermination de caractères complexes.
"Fondamentalement, nous avons découvert un genre d’effet en
cascade. En modifiant le degré de méthylation d’un gène en
particulier qui exerce un effet sur d’autres gènes – comme, dans ce
cas, le R-EGF –, nous avons pu intervenir sur tous les autres gènes
participant à la croissance cellulaire", explique Sebastian
Alvarado, doctorant à McGill et coauteur principal de l’étude dont
les résultats viennent d'être publiés dans la revue spécialisée
Nature Communications. "Nous avons travaillé avec des fourmis,
mais c’était un peu comme si nous avions découvert que nous pouvions
créer des êtres humains plus petits ou plus grands".
Trouver le bon gène sur lequel travailler
"Dans le cas de la croissance chez les fourmis, c’est le gène
R-EGF qui s’est révélé déterminant", affirme Rajendhran
Rajakumar, coauteur principal de l’article. "Toutefois, dans le
cas d’autres caractères complexes, qu’ils interviennent dans la
croissance de cellules cancéreuses chez l’humain ou de cellules
adipeuses chez le poulet, nous savons maintenant qu’une fois que
nous avons découvert, dans chaque cas, la position génétique clé
touchée par des facteurs épigénétiques, nous pouvons influencer le
degré d’expression du gène, ce qui peut mener à des résultats ayant
une portée très considérable".
"Il s’agit d’une découverte qui modifie complètement notre
compréhension de la façon dont les variations surviennent chez
l’homme", affirme le professeur Abouheif. "De très nombreux
caractères humains, qu’il s’agisse de l’intelligence, de la taille
ou de la vulnérabilité à certaines maladies comme le cancer,
s’inscrivent le long d’un continuum. Si, comme nous le croyons, ce
mécanisme épigénétique s’applique à un gène clé dans chaque domaine,
le changement est tellement important qu’il est difficile d’imaginer
à l’heure actuelle comment il influencera la recherche dans tous les
domaines, de la santé au développement cognitif, sans oublier
l’agriculture".
(*) L'épigénétique est l'étude des changements d'activité des
gènes - donc des changements de caractères - qui sont transmis au
fil des divisions cellulaires ou des générations sans faire appel à
des mutations de l'ADN.
Par exemple, une même larve d'abeille deviendra une reine ou une
ouvrière en fonction de la façon dont elle est nourrie, et un même
œuf de tortue peut éclore en mâle ou femelle en fonction de la
température.
Il s'agit bien de l’expression du même code génétique global, mais
des facteurs environnementaux ont sélectionné une expression plutôt
qu'une autre, chacune étant disponible dans la "base de données" de
l'ADN.
Jean Etienne
Source :
>>
Epigenetic variation in the Egfr gene generates
quantitative variation in a complex trait in ants (Nature)
|